AISLF

| |

Vendredi 29 mars 2024, 13h11

Source : https://www.aislf.org/spip.php?article2232


Michel Crozier, un sociologue des organisations

Olgierd Kuty

Dans nos mémoires, Michel Crozier demeurera le fondateur de l’École française de sociologie des organisations et de l’analyse stratégique.
Il a conquis sa notoriété en 1963 avec sa thèse de doctorat d’État, Le Phénomène bureaucratique, ouvrage vif, au ton très nouveau, devenu rapidement un grand classique de la sociologie. Renouvelant l’approche wébérienne des organisations, il lie organisation et négociation, démontrant qu’entre dirigeant et exécutant, la règle ne s’applique pas nécessairement de manière univoque, mais se négocie sans cesse.
Au cœur de cette nouvelle approche, un ensemble de concepts originaux : pouvoir, incertitude, stratégie, négociation, arrangements clandestins, règles du jeu, concepts clés qui marquent le passage d’une régulation jusqu’alors autoritaire des sociétés vers une nouvelle régulation négociatoire, avec laquelle Michel Crozier aide à comprendre la montée des Trente Glorieuses. Le pouvoir, défini comme contrôle d’une zone d’incertitude, n’est pas un pouvoir prédateur comme chez Machiavel ou Marx mais un pouvoir coopératif permettant d’élaborer tous ces arrangements qui faciliteront le fonctionnement du système de règles. Pour comprendre l’importance accordée à l’hypothèse de l’autonomie du niveau organisationnel, il faut se souvenir du contexte intellectuel des années 1950 et 60, dominé tant par l’infrastructure marxiste que par le structuralisme anthropologique. On mesure alors l’ampleur de la rupture intellectuelle que signifie ce desserrement de l’emprise d’une structure macro-sociétale. Le message est clair : la rationalité est négociée par les acteurs eux-mêmes.

L’ouvrage a touché aussi le grand public avec son analyse de la culture française, à savoir : la France, « terre de commandement » et pays du « changement à la française ». La France de l’évitement des relations face à face, où la passion de l’égalité s’accommode paradoxalement d’un culte de l’autorité centralisatrice.

Un autre titre de gloire de Michel Crozier est d’avoir fondé un groupe de recherche, le Centre de sociologie des organisations, qui multipliera les travaux sur l’administration française, en y réunissant une première génération de jeunes chercheurs qui étudieront les grands corps (Jean-Claude Thoenig et Erhard Friedberg), les décideurs (Catherine Grémion), les identités professionnelles (Renaud Sainsaulieu) ou renouvelleront profondément la compréhension du système politico-administratif local : Pierre Grémion se penchera sur le système préfectoral et son étonnante négociation avec les grands notables élus du département et Jean-Pierre Worms sera le député-rapporteur de la loi de décentralisation de 1982, réalisant ainsi les intentions réformatrices qui auront toujours animé Michel Crozier depuis son appartenance au Club Jean-Moulin. Sur ce dernier point, il restera convaincu de la vanité des efforts de changement qui se contenteront d’un simple appel aux valeurs, sans s’attaquer à la modification de la structure des relations de pouvoir.

Ultérieurement, dans L’Acteur et le système (1977), rédigé avec Erhard Friedberg, Michel Crozier introduira le concept de système d’action concret, concept décisif qui lui permettra de dépasser le strict cadre organisationnel pour penser la société émergente des réseaux, faite d’une multiplicité d’ordres locaux.

Le passage par les États-Unis sera une expérience déterminante pour le jeune diplômé de HEC de 25 ans, qui consacrera toute une année à une grande enquête sur les syndicats américains et sur la négociation d’entreprise. De là lui viendra l’importance toujours accordée au terrain. Ce sera sa marque personnelle. Une démarche empirique spécifique, « à l’écoute » des acteurs et des problèmes qu’ils rencontrent au travail, une attitude de disponibilité aux faits inattendus sans un arsenal d’hypothèses préalables.

Mais plus fondamentalement encore, on s’aperçoit qu’à la fin des années 1950, le pragmatisme américain faisait, avec Michel Crozier, sa toute première entrée dans la sociologie francophone, avant la seconde vague des années 1980 avec les conventionnalistes. La négociation crozérienne est une synthèse originale articulant l’École des relations humaines de Mayo et de ses successeurs, le primat de l’interaction avec Warner de Chicago, la rationalité limitée de Simon & March, ou encore les conduites organisationnelles analysées par Selznick et Gouldner.

Ne peut-on voir aussi une autre influence du pragmatisme dans son attitude d’implication des acteurs interrogés, qu’il s’agisse, après l’enquête, de la restitution de son diagnostic organisationnel pour validation, auprès des acteurs interrogés, ou de sa méthodologie de l’intervention, qui associait prioritairement les acteurs de la « base », eux qui, à ses yeux, avaient, plus que certaines élites, une meilleure connaissance des problèmes organisationnels ?

En France, Michel Crozier aura mûri ses raisonnements au contact de ses amis, comme lui disciples de Georges Friedmann. On citera notamment Jean-Daniel Reynaud, Alain Touraine ou Jean-René Tréanton avec lesquels il fondera la revue Sociologie du travail.

Aujourd’hui, la sociologie a perdu un penseur qui, au-delà des organisations, portait une exceptionnelle attention à l’écoute du terrain et à l’autonomie des acteurs.

Olgierd Kuty
Université de Liège, Belgique

Site dédié à Michel Crozier : http://www.michel-crozier.org


AISLF • Université Toulouse Jean Jaurès • 31058 Toulouse Cedex 9 • France
Secrétariat : aislf@aislf.org | +33 (0)2 53 00 93 09

| |