Il est bien difficile d’ajouter un hommage à tous ceux qui ont paru lors de la disparition récente d’Albert Memmi. Cependant dans le contexte de l’AISLF, il est important d’insister sur les contributions majeures d’un philosophe formé à la sociologie par Georges Gurvitch, fondateur avec Henri Janne de l’AISLF. C’est à l’occasion du 50e anniversaire de l’Association qu’un travail réflexif de mémoire a été réalisé et a permis de situer le contexte politico-intellectuel et les enjeux disciplinaires de la sociologie dans ses rapports avec d’autres disciplines comme l’histoire ou la philosophie et avec la sociologie empirique, fonctionnaliste et quantitative alors dominante aux États-Unis. [1] Albert Memmi a été membre fondateur de l’AISLF et cheville ouvrière de cette même association durant plus d’une décennie, contribuant à la diffusion de la sociologie dans la francophonie. Sa pensée est largement diffusée dans les pays francophones et ses ouvrages ont été traduits dans plus d’une vingtaine de langues. Je vais développer quelques unes des raisons pour lesquelles il est important de découvrir ou de redécouvrir les travaux d’Albert Memmi bien souvent mieux connus hors de la France.
La complexité de l’œuvre d’Albert Memmi philosophe, sociologue et écrivain ainsi que la diversité de ces travaux le rendent inclassable. Il a revendiqué ses multiples appartenances de juif tunisien colonisé et français. Il a, en jouant sur des registres différents, pu rendre compte de niveaux de réalité qui vont du plus subjectif au plus universel. Il a développé une méthode fondée sur une philosophie du vécu personnel et s’est démarqué ainsi d’une sociologie fondée sur la neutralité et l’objectivité. Cette démarche, bien évidemment, interroge. Comment passer du particulier à l’universel ? [2] Sa méthode est biographique tout en puisant dans la vie et l’expérience des autres. À l’indépendance de la Tunisie, Albert Memmi avait une renommée internationale acquise avec le roman autobiographique La statue de sel, préfacé par Albert Camus. Puis dans le contexte de la guerre d’Algérie, installé à Paris, les essais Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur et préfacé par Jean-Paul Sartre, ont contribué à sa célébrité. Georges Gurvitch en fait un de ses collaborateurs. Il a été ensuite recruté au CNRS dans le laboratoire de psychologie expérimentale de René Zazzo et a participé à de nombreux travaux d’intérêt social. Albert Memmi a réalisé des études empiriques sur les français et le racisme ainsi que sur les juifs en France et a forgé avec succès les concepts de judéité, de racisme et plus tard d’hétérophobie.
Albert Memmi a été un observateur de la vie quotidienne et de la vie sociale tout au long de son existence consignant sur des petits papiers ses observations et ses pensées tout en rédigeant depuis le plus jeune âge son journal ce qui nous a permis de découvrir, en 2019, un témoignage critique sur les trois années de guerre qu’il a vécues. [3] Une récente recherche [4] sur la genèse d’une analyse de l’iniquité au quotidien du système colonial, réalisée sur les tapuscrits et les manuscrits écrits en amont de la publication de l’essai , qui a été une référence pour la lutte anticoloniale et qui reste une source de réflexions pour comprendre le postcolonialisme, révèle l’évolution de la pensée.
En 1968, Guy Rocher, professeur de sociologie à l’Université de Montréal et membre fondateur de l’AISLF, consacrait un chapitre à l’analyse du système colonial et à la décolonisation dans le volume présentant les analyses du changement social [5] incluant le concept de valeur-refuge d’Albert Memmi. Cette référence témoigne de la diffusion de sa pensée hors la France. Des générations de sociologues canadiens français ont ainsi été formées aux analyses de la situation coloniale et postcoloniale qui inspireront les travaux sur les mouvements indépendantistes. Albert Memmi a voulu comprendre les mécanismes communs à la plupart des oppressions et la démarche comparative lui a permis, à partir de spécificités, de passer à l’étape de la généralisation. En 2004, l’essai sur les conséquences de la décolonisation, Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres est publié. En France, le Mouvement des Indigènes de la République, créé en 2005, se réfère à ses travaux sur la colonisation, le postcolonialisme et le racisme.
L’analyse de la dépendance sous ses divers aspects, après avoir été éprouvé par la maladie, a mobilisé Albert Memmi durant les années 1970-80 alors qu’il était professeur à l’université de Paris-Nanterre et créait le Centre de recherches sur la dépendance, lieu d’échanges pour les doctorants, les chercheurs et les conférenciers invités. C’est dans ce cadre que j’ai réalisé une thèse sur le choix professionnel de la médecine tout en travaillant comme chercheur contractuel sur la dépendance des personnes âgées, thématique marginale dans le contexte de la sociologie française de ces années. Albert Memmi m’avait alors conseillée de travailler dans le champ de la médecine puisque mon statut d’enseignante-chercheure sur contrat me donnait accès à un terrain et à une réalité plus proche de la mienne que celle de la dépendance du grand-âge. Après la soutenance de ma thèse, j’ai assumé le secrétariat des séminaires du CRED jusqu’à l’organisation d’un colloque Figures de la dépendance au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle que fréquentait Albert Memmi depuis longtemps. Cette thématique avait mobilisé de nombreux psychanalystes écoutés avec attention et curiosité par celui-ci. De ces années passées à discuter et à écouter, étant devenue moi-même universitaire, j’ai toujours cherché à éviter de m’exprimer dans « un jargon impénétrable » préjudiciable à la relation enseignant-enseigné pour reprendre les termes de Memmi lorsqu’il découvre l’univers de la préparation à l’agrégation de la philosophie à La Sorbonne. [6]
En 2011, la Revue de la philosophie française et de langue française de l’université de Pittsburg consacrait un hommage à l’œuvre d’Albert Memmi. À cette occasion, je présentais les concepts de la judéité, du racisme, de l’hétérophobie et du laïcisme en me référant à ses nombreux travaux et en ayant le souci de définir le contexte social et politique dans lesquels ils avaient été construits et utilisés. Albert Memmi choisissait de publier un court texte, très littéraire dans sa forme, sur les Fécondités de l’exil [7] dans lequel il écrivait que si l’exil a été source de déchirures, il a aussi été fécond. Il a tiré profit d’avoir plusieurs patries, de jouir d’appartenances multiples et d’avoir une familiarité avec plusieurs langues mais il ajoutait que : « Le français est ma langue d’homme libre, raisonnable et rationnel, que je m’efforce d’être, la langue du citoyen discipliné et sourcilleux, d’un pays démocratique ; mon irremplaçable outil de travail quotidien, d’écrivain et de pédagogue. Le français est ma manière de penser l’universel. » Quelle belle contribution aux objectifs fondateurs de l’AISLF !
Catherine Déchamp-Le Roux, professeur émérite de sociologie
Université de Lille
[1] Lettre de l’AISLF, n° 8bis, octobre 2009. Catherine Déchamp-Leroux, Avant-propos aux textes d’Albert Memmi « Sociologie des rapports entre colonisateurs et colonisés » et « Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres », SociologieS (en ligne), Découvertes/Redécouvertes, Albert Memmi, mis en ligne le 02 juin 2009. URL : https://journals.openedition.org/so...
[2] Catherine Déchamp-Le Roux, « De l’expérience vécue à l’universel », Journal of French and Francophone Philosophy-Revue de la philosophie française et de langue française, Vol XIX, n° 2(2011) p. 17-36.
[3] Albert Memmi, Journal de guerre (1939-1943) suivi de Journal d’un travailleur forcé et autres textes de circonstance, édité et annoté par Guy Dugas, CNRS, 304 p., 2019.
[4] Hervé Sanson, 2014, « En amont du portrait du colonisé d’Albert Memmi : aux sources d’une pensée de la décolonisation », Continents manuscrits, 1-2014, https://doi.org/10.4000/coma.231
[5] Guy Rocher, « Système colonial et décolonisation », Introduction à la sociologie générale, 3.Le changement social, 1968, p. 219-254.
[6] Catherine Déchamp-Le Roux, « De l’expérience vécue à l’universel », op. cit., p. 18.
[7] Albert Memmi, « Fécondités de l’exil », Journal of French and Francophone Philosophy-Revue de la philosophie française et de langue française, VOLXIX, n° 2(2011) p. 1-3. DOI 10.5195/jffp.2011.503 www.jffp.org,pp