Gérard Namer n’aura pas connu cette nouvelle année ; il ne s’est pas réveillé de son sommeil du 30 décembre 2010. Ces derniers temps, il envisageait avec inquiétude l’époque à venir – non pour lui-même – mais pour ses semblables les êtres humains. Il était attentif – dans et par ses derniers écrits exégétiques sur Machiavel et Mannheim – à mettre en action non seulement une sociologie analytique des processus économiques, idéologiques et politiques en cours, mais aussi une sociologie d’action, une sociologie programmatique : une sociologie de la connaissance politique qui ambitionnait – dans le lignage durkheimien et halbwachsien – de comprendre certes la société telle qu’elle est, mais aussi, par l’effet de cette compréhension rendue publique, de la changer, afin de la faire advenir telle qu’elle aurait dû être. L’importance de ce devoir-être social et politique, c’est là, bien évidemment l’enseignement qu’il avait très anciennement tiré de Rousseau et des Lumières, auxquels il avait consacré ses premières recherches.
Gérard Namer rassemblait ces dernières années ses énergies pour activer ce qu’il appelait « la docte ignorance », une connaissance sociologique subversive, d’inspiration machiavélienne, consistant à « prendre à la lettre le bavardage des puissants et à s’en servir ». Il souhaitait en effet retourner les discours d’imposition, et pouvoir assister à l’avènement d’une société renouvelée, attentive à reconstituer « les solidarités intergénérationnelles », à croiser les flux de mémoire créateurs et respectueux des personnes. Il assumait donc sa position de sociologue intellectuellement engagé, et ce en raison même de la distanciation que son âge, sa culture, sa mémoire et son expérience de l’Histoire et de ses bouleversements lui autorisait. Nourrissant de sérieuses préventions à l’encontre de ce qu’il nommait « une mondialisation en crise », il réfléchissait aux connaissances qu’il convenait de mettre en œuvre pour en limiter les effets déshumanisants. Il réfléchissait au développement de ce qui lui apparaissait comme le plus central et le plus vital pour comprendre et aussi pour vivre : les connaissances. Il voulait donc promouvoir les connaissances les plus aptes à libérer la conscience individuelle et collective, les plus propres à garantir l’émancipation des citoyens ordinairement pris dans la servitude du quotidien, empêtrés dans ces flux vitaux productifs et reproductifs qui confinent les humains dans une méconnaissance de l’essentiel, idéologiquement perpétuée. Son but était de maçonner sans cesse – dans l’engagement le plus franc – les murs dangereusement lézardés de la laïcité, de la démocratie et de la République, de rebâtir en vue d’instaurer ce qu’Aristote nommait « la vie bonne ». Ce sociologue de la mémoire ne manquait pas d’imagination, et il éprouvait un réel « enthousiasme » au sens où l’entendait Madame de Staël.
Gérad Namer est entré dans la mémoire collective, et plus particulièrement dans la nôtre, qui lui témoigne notre affection, dans la mémoire du Comité de Recherche « Sociologie de la connaissance » de notre association, dont il fut jusqu’au bout l’un des membres les plus assidus, et dont il fut une figure historique, dans la lignée de Gurvitch qui créa ce groupe toujours existant, qu’il appelait « Le Groupe ».
Le meilleur moyen de se souvenir de Gérad Namer et de rendre sa pensée vivante, c’est encore de le lire ; de le lire, de le comprendre et de le commenter, c’est là la plus adéquate des prosopopées et des sermocinations.
Francis Farrugia
Responsable du CR14 sociologie de la connaissance