Walo Hutmacher est décédé de la Covid le 29 novembre dernier. Il avait 88 ans. Membre de l’AISLF, il avait été élu au Bureau en 1985 et fut le Secrétaire général de notre association de 1988 à 1992.
Pour les signataires de ces lignes, à l’époque de nos études, c’était un aîné dynamique et stimulant qui, au fil des années, devint un ami et un collègue. Par ailleurs, Walo a joué un rôle décisif dans le développement de la sociologie en Suisse. Il fut, en effet, un bâtisseur et un passeur.
Au début des années soixante, l’activité sociologique était largement limitée à l’univers académique : dans quelques pôles universitaires, une chaire de sociologie avec parfois un laboratoire de recherche, dirigée par un (unique) professeur entouré d’une (très) petite poignée d’assistants – les famuli chers à Goethe. Au dehors, dans la Cité, émergeaient depuis une décennie des instituts de sondage sur modèle nord-américain de Gallup. D’un côté l’enseignement des grands maîtres (avec la sainte trinité Marx, Weber, Durkheim) et des grandes théories, avec quelques recherches dites « fondamentales », de l’autre, une comptabilité sociale assez myope ou encore les études de marché pour les vendeurs de soupe ou de chocolat.
Walo, qui n’était pas homme à rester cantonné indéfiniment dans rôle de famulus, ni à se satisfaire de la pratique de sondeur, économiquement rentable mais intellectuellement limitée, sut dépasser ces antagonismes en traçant une voie originale. En 1966, dans le contexte des Trente Glorieuses, d’une croissance démographique et d’une réflexion générale sur les filières de scolaires, il créa le Service de la Recherche du Département de l’Instruction publique du Canton de Genève (équivalent d’un ministère). À notre connaissance, ce fut la fondation en Suisse du premier institut de recherche sociologique dans une administration tant cantonale que fédérale. Selon la vision de Walo, il s’agissait certes d’assurer la production régulière d’une démographie scolaire, mais pas de s’y limiter. Son Service devait s’attaquer à l’étude de la « production scolaire », à l’analyse systémique des effets pervers de l’école, des freins à l’innovation, des effets hiérarchiques, etc. Et pour cela, il lui était évident que le Service devait pouvoir préserver son indépendance intellectuelle à l’égard des instances politiques, idéologiques ou économiques, et donc encourager l’esprit critique de ses chercheurs. Position certes quasi-naturelle pour des universitaires, mais pas évidente dans une administration. Et il y réussit, avec inspiration, courage et panache ! En cela il fût un bâtisseur.
Mais il fut en même temps un passeur, tout particulièrement dans l’organisation et le développement de la sociologie en Suisse. On l’a dit, dans les années 1960, la sociologie était éparpillée entre quelques maigres pôles universitaires, sans projet commun ni lien autre que l’espèce de club, très informel, regroupant la poignée de professeurs-mandarins – voilà d’ailleurs, dans ces mêmes années, qui rappelle les débuts de l’AISLF, un club international de professeurs universitaires autour des personnalités de G. Gurvitch et de H. Janne ! Dans une alliance inédite avec Peter Heinz (1920-1983) qui venait d’être nommé à la chaire de sociologie (récemment créée) de l’université de Zurich, Walo et lui entreprirent de donner une vie nouvelle à la Société suisse de sociologie (SSS). Ces deux polyglottes (outre les trois langues nationales, ils maîtrisaient l’anglais et l’espagnol !) surent associer à l’entreprise les « jeunes turcs » de l’époque, qu’ils soient germanophones, italophones ou francophones. Nous en étions, et avec nous, en Suisse romande, Michel Bassand, Roland Campiche, Jean-Pierre Fragnière et d’autres. Et l’on fonda ensemble la Revue suisse de sociologie (bilingue au départ, trilingue par la suite), une collection d’ouvrages, on organisa des congrès nationaux, lança et développa comités de recherche et colloques, des séminaires de troisième cycle, encouragea la participation aux associations internationales ! Une aventure enthousiasmante dont Walo, qui succéda à Peter Heintz [1] à la présidence de la SSS, par sa maîtrise des langues nationales, son talent d’organisateur et son enthousiasme et sa passion de la sociologie, fut le Grand Animateur et Fédérateur.
Débordant les frontières, c’est naturellement que plusieurs d’entre nous devinrent membres de l’AISLF, dans notre cas avec l’encouragement de Roger Girod qui était l’un des membres fondateurs. Au début des années 1980, membres l’un et l’autre du Bureau, nous fûmes -amicalement, mais vigoureusement !- invités à envisager d’organiser à Genève un des prochains congrès. C’était pour l’AISLF l’époque d’une grande effervescence, intellectuelle et organisationnelle, avec la formation des groupes et comités de recherche qui se mirent à organiser leurs propres réunions aux quatre coins du monde, avec une participation qui à chaque nouveau colloque augmentait de plusieurs centaines pour dépasser le demi-millier à Bruxelles en 1965 (si bien que le Bureau décida de les rebaptiser Congrès !). Sur le plan organisationnel, le développement de la microinformatique, (labtop et desktop commençaient à se répandre en Europe dans nos universités et au CERN, à Genève, fuitait que certains de leurs chercheurs étaient en train de mettre au point un système de communication qui devait permettre de relier les ordinateurs entre eux, et cela à l’échelle planétaire). Microinformatique et internet allaient transformer nos vies de chercheurs et nos modèles organisationnels. Pour l’AISLF, ne pas manquer cette révolution devenait un enjeu central.
Dans ce contexte, envisager d’organiser un congrès à Genève qui devait réunir, estimions-nous quelques 700 ou plus participants, voilà qui se présentait comme un sacré défi. Bien sûr, nous nous sommes tournés vers Walo. Sans lui, son entregent auprès des autorités cantonales et fédérales, son rôle fédérateur dans les milieux sociologiques du pays, son expérience d’organisateur, l’entreprise aurait-elle été à notre portée ? Qui sait ? Avec lui, nous en étions assurés ! C’est ainsi qu’en 1985, au terme du Congrès de Bruxelles, lors de l’Assemblé générale, nous présentâmes la candidature de l’Université de Genève, Walo nous rejoignit au Bureau, et l’un des signataires élu à la présidence.
Comme celui de Bruxelles, le Congrès de Genève, quatre ans plus tard confirma le développement et la mutation de l’AISLF. Pendant sa préparation, Walo apporta pleinement la contribution attendue. Lors du congrès, il fallut aussi penser à l’avenir. Un consensus s’était formé pour porter à la présidence Edouard Tiryakian, un pionnier de l’AISLF, professeur à la prestigieuse université de Duke, en Caroline du Nord. Cependant, assurer au quotidien le suivi de l’AISLF depuis les États-Unis, voire y organiser le colloque suivant, comme aussi veiller à mener à bien à la transition informatique du secrétariat, voilà qui n’allait pas de soi ! Une fois encore, Walo fut invité à poursuivre sa participation au Bureau, cette fois comme secrétaire général. Avec Walo, avec aussi Renaud Sainsaulieu à la vice-présidence pour entourer Edouard, l’avenir de l’AISLF était assuré !
Avec Walo, notre aîné, nous avons partagé l’aventure du développement, de l’organisation et du rayonnement de la sociologie dans notre pays. Suisses, dans un pays de plusieurs langues et cultures, ouverts à quantité d’influences, démunis peut-être de grands phares dogmatiques, et heureusement de gourous intouchables, passionnés d’idées mais soucieux de méthode, nous pouvions espérer contribuer sinon à une synthèse des courants de la sociologie du moins à un dialogue entre eux. Animés par « la sociologie comme vocation », nous voulions apporter notre contribution de déchiffreurs du monde des humains et partagions aussi avec Walo son désir d’une société plus juste et plus égalitaire, d’une citoyenneté plus vivante.
Ce fut une belle aventure. Adieu, et merci, Walo !
Jean Kellerhals, ancien Membre du Bureau de l’AISLF (1971-1978)
Christian Lalive d’Epinay, Président de l’AISLF (1985-1988) et Président d’honneur
[1] Peter Heintz rentrait en Suisse après une longue et brillante carrière internationale, comme expert de l’Unesco puis directeur de la Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO) à Santiago, Chili, de 1960 à 1965. Dès son installation à Zurich, il doubla la chaire universitaire d’un très dynamique institut de recherche.