Jean Remy nous a quittés en octobre 2019. On peut le célébrer, c’est justice, mais on reste sans doute plus fidèle à sa mémoire en essayant de comprendre son rapport au monde social, sa pratique de la sociologie et ce qu’il nous apporte aujourd’hui.
Jean Remy était un notable, académicien, décoré, conférencier au cercle gaulois, haut-lieu de l’élite. Pendant de nombreuses années, il a été la figure majeure et rassembleuse d’un réseau informel entre Montréal, Genève, la Belgique et quelques universités en France. Il est aussi l’un des créateurs de la ville de Louvain-la-Neuve au sein de l’équipe de conception que l’université avait constituée autour de Raymond Lemaire, historien de l’art, spécialiste de la préservation du patrimoine et, quoique non architecte, principal concepteur de LLN. Jean Remy a également alimenté de ses idées les milieux catholiques libéraux de Wallonie.
Bien sûr, il a écrit des livres, reçu des prix, dirigé des recherches, été invité dans diverses universités, occupé des chaires prestigieuses, et a été reconnu dans son pays et ailleurs.
Mais Jean Remy avait quelque chose de socratique. Je n’ai assisté qu’épisodiquement à ses séminaires ou cours : son propos était très mobilisateur et il avait l’art de faire réfléchir. Il faisait merveille dans les débats publics ou les conversations privées. Et je ne crois pas me tromper en disant que les publications, livres ou articles, lui apparaissaient plus comme un moyen de s’exprimer que comme des étapes dans la construction d’un système ou même d’une œuvre. Son influence ne peut pas se mesurer seulement au nombre de ses lecteurs, elle passait par la discussion, la recherche et l’action commune. Jean Remy avait une sorte de charisme dû à la vigueur et la vitalité de son expression, à la rapidité et à la souplesse de son intelligence et à la force de son empathie.
Sa carrière est celle d’un sociologue qui aurait pu ne pas l’être. Ses études de philosophie, au collège philosophique des jésuites de Louvain-Eigenhoven, s’achèvent par un mémoire portant sur l’œuvre du jeune Marx. Étudiant en économie, il a failli, dit-il, entrer dans la banque, mais il se voue finalement à la recherche et produit une thèse qui sera éditée en 1966 sous le titre : La ville phénomène économique [1]. Sa compétence en économie urbaine facilitera grandement son dialogue avec les marxistes du groupe Castells/Godard qui entretiendront de bonnes relations avec lui. Pour autant, sa carrière s’est orientée dans une autre direction : celle de la sociologie. En effet, il est embauché en 1958 (par François Houtart, un proche de la théologie de la libération) au Centre de recherches socio-religieuses à Bruxelles et détaché à Charleroi pour diriger une étude sur la région pendant trois ans. Cela marque le point de départ de deux orientations qui structureront sa démarche : la sociologie religieuse et l’analyse urbaine en lien avec les objectifs d’aménagement urbain [2] : après Charleroi, ce sera Liège et, en 1964, il deviendra co-directeur du Centre de sociologie des religions (section sociétés occidentales et symboliques sociales).Tout en restant fort impliqué dans la sociologie religieuse, il fonde en 1967 avec Liliane Voyé le Centre de sociologie urbaine et rurale à l’université de Louvain. S’ouvre alors une période très internationale de sa carrière : en 1968, il séjourne aux USA, au MIT (notamment dans l’équipe de Kevin Lynch), à l’université de Chicago et à Berkeley, et aussi à Ottawa. Il participera en 1972 au plan urbain de Bandung et sera ensuite invité dans de nombreux pays, soit dans le cadre académique, soit par des organisations religieuses (notamment en Inde).
Mais, en 1969, commence une aventure qui marquera fortement sa carrière : celle de Louvain-la-Neuve. Il y participe comme consultant de l’équipe de planification et conception et, à cette occasion, il élabore diverses méthodes d’études urbaines, en particulier autour de la notion de « scénarios de vie ». Professeur ordinaire (titulaire) en 1974 à l’Université Catholique de Louvain, il enseigne la sociologie urbaine, rurale et religieuse ainsi que les aspects sociologiques de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire.
À la fin des années soixante-dix, malgré la focalisation sur Louvain-la-Neuve, il reste très actif en sociologie religieuse, notamment avec un travail réalisé en collaboration avec J-P Hiernaux et Émile Servais. Ce dernier, docteur en sociologie, chercheur devenu haut fonctionnaire et président du Mouvement ouvrier chrétien de Namur pendant 26 ans, se trouve au contact direct du monde politique. C’est avec lui et Liliane Voyé qu’il écrira les deux volumes de Produire ou reproduire, (éditions Vie ouvrière, Bruxelles, 1980). Les différents travaux de cette époque portent sur l’engagement chrétien et la transformation des formes religieuses, considérées sous l’angle du rapport entre ordre social, pratiques sociales et structures symboliques.
Les années quatre-vingt ouvrent une nouvelle période marquée par l’importance des publications sur la ville (Ville, Ordre et Violence, Paris, PUF 1981, La ville vers une nouvelle définition, Paris, l’Harmattan 1992). Jean Remy devient directeur de la revue Espaces et sociétés (de 1987 à 2007). Il est alors un sociologue connu, beaucoup invité dans des pays francophones ou pas. Il participe à de nombreux débats et colloques. Il est également reconnu dans les milieux de l’architecture et de l’urbanisme. Il forme des étudiants et notamment des docteurs.
En 1992, il devient responsable de la coordination du plan urbain de Louvain-la-Neuve. Il le restera après son accession à l’éméritat (1996), jusqu’en 2007. Dans cette période et dans les dernières années de sa vie, il écrit sur l’expérience de Louvain-la-Neuve et entreprend une sorte de synthèse rétrospective de son œuvre, sur le « paradigme » de la transaction (apparu très tôt mais assez discrètement dans son œuvre) et sur l’espace.
L’étude détaillée de la liste de ses publications nous apprend plusieurs choses. Un peu à la manière de Roger Dion qui, devenu professeur au collège de France, publiait ses articles dans des revues locales de sociétés savantes, Jean Remy n’a utilisé le support de grandes revues qu’assez modérément, certaines de ses contributions ne sont même parues que dans la littérature grise, il n’est pas facile de les repérer et de les rassembler. Mais la leçon la plus forte tient dans ce qui s’affirme comme une évidence : si sa production répond à des intérêts et des questions qui lui sont propres, elle répond également souvent à des stimuli divers, débats sociaux ou opportunités scientifiques. Ainsi dans les premières années beaucoup de travaux sur les prêtres, la pastorale, les institutions religieuses, les conflits et les changements dans l’Église, la désacralisation, mais aussi l’innovation, et des thèmes urbains (sur Charleroi) et méthodologiques. Après 1970 apparaît la santé, l’occulte et le mystérieux, le public et le privé, le rapport au corps, le rapport entre formes religieuses et transformations linguistiques, les sectes, le couple. En 1976 commence la série des textes consacrés à Louvain-la-Neuve et, en 1978, celle de ceux consacrés à la transaction. Les années quatre-vingt sont marquantes. Outre la publication de Produire ou reproduire et de Ville Ordre et Violence, elles montrent un très fort intérêt pour les normes, la légitimité, la morale, le rapport entre sacralité et vie quotidienne… Dans les années qui suivent, les thèmes religieux restent très présents et liés à celui des valeurs, la ville (accompagnée de quelques écrits sur l’espaces et sur le rural) est abordée non à partir d’un axe de lecture fort, mais plutôt sous des angles différents, en fonction des circonstances et des sollicitations. La transaction fait l’objet de quelques publications et l’on trouve aussi l’école, l’interstice, Le Corbusier, la mobilité, la sociologie de la vie quotidienne, la Belgique. Dans les années 2000, la source religieuse se tarit, quand s’affirme l’intérêt porté à la dimension matérielle du social, nettement référée à Latour. Les derniers textes sont consacrés à l’espace, à la transaction et – le dernier publié – à Louvain-la-Neuve.
Encore cette présentation n’est-elle pas exhaustive. Par exemple, elle ne met pas bien en évidence l’importance de la collaboration avec J-P Hiernaux, qui l’intéresse à la sémiotique, sur les méthodes d’analyse de contenu, qu’il applique aussi bien dans le domaine de la sociologie religieuse qu’à propos du sida ou de la peine de mort. Elle suffit cependant à montrer combien il est dans le mouvement de la société et ouvert à une grande diversité de questions, quand elles se posent.
Dans ce tableau Produire ou reproduire occupe une place très ambiguë dans la mesure où ce livre se présente comme une somme dont la portée est clairement indiquée par le sous-titre : « une sociologie de la vie quotidienne ». Mais l’on doit se souvenir qu’il y a trois auteurs dont les intérêts intellectuels et sociaux ou politiques n’étaient pas exactement les mêmes, même si Jean Remy en avait le leadership. Et aussi de la période : La reproduction de Bourdieu et Passeron était paru en 1970, mais surtout Production de la société d’Alain Touraine en 1973. Et ce dernier avait beaucoup d’influence à Louvain. En outre, la question de la vie quotidienne se préparait à entrer en force dans la sociologie francophone [3]. Que ce livre représente une synthèse – à un moment donné – de la pensée de Jean Remy, en particulier à partir de ses travaux de sociologie religieuse (dans leur dimension la plus culturelle) ne fait pas de doute. Mais on peut s’interroger sur le rapport entre cette synthèse et l’ensemble de l’œuvre, et cela vaut également pour la dernière synthèse, posthume [4].
Il faut aussi revenir sur ce que fut l’université de Louvain et sa section francophone (devenue UCL, puis UC Louvain) dans les dernières décennies du XXe siècle. Les francophones ne savent pas grand-chose de la KUL, très fortement tournée vers le monde anglophone et, en particulier, vers le modèle oxfordien. La réduction au monde francophone de l’UCL peut lui donner une image un peu provinciale, alors qu’elle s’inscrit dans des réseaux internationaux – elle abrite par exemple une personnalité majeure de la climatologie qui faillit être président du GIEC [5]. Toutes deux restent les héritières de Louvain, cette université où l’on parlait quatre langues (allemand, anglais, français, néerlandais) et qui fut un formidable carrefour intellectuel.
D’un autre côté on ne saurait négliger que cette université est catholique, que son grand chancelier (sans pouvoirs importants) est l’archevêque de Malines-Bruxelles et le recteur un ecclésiastique jusqu’en 1986. Le concile de Vatican 2 (1962-65) et les mouvements postconciliaires y ont trouvé une chambre d’écho puissante. Le catholicisme (mondial, belge, wallon) est alors à la recherche d’une modernité qui implique plus d’ouverture, en particulier vers les pays du Sud. Divers mouvements semblent porteurs de cette modernité, d’abord ceux qui, avec la théologie de la libération, prônent la libération des peuples. Vient ensuite, notamment avec le pontificat de Jean-Paul II, une modernité ambigüe et paradoxale, celle des mouvements charismatiques.
Enfin, cette université s’est installée au milieu du chantier d’une ville en construction, pas seulement pour elle, mais par elle. C’est certainement à juste titre que le journal La Libre (11 octobre 2019) qualifie Jean Remy de « père sociologique » de cette ville, mais il ne s’agit pas simplement d’une aventure personnelle : le corps académique, notamment des architectes et des juristes (qui travaillent sur le système des baux emphytéotiques) est fortement mobilisé dans la production de la ville.
C’est dans cette triple effervescence que s’inscrit son travail et beaucoup de ses publications ne se comprennent pas si l’on ne prend pas tout cela en compte. C’est à mon sens, le cas de Produire ou reproduire.
Comment alors situer l’originalité de son œuvre ? Outre l’intérêt qu’il accorde à Marx, puis à l’économie au début de sa carrière, Jean Remy a été fortement influencé par Parsons, Touraine, par les pères fondateurs de la sociologie (Weber mais aussi Durkheim et Simmel). Par la philosophie pragmatiste également [6] : le terme de transaction est certainement dû à Dewey, et la lecture du dernier livre de Richard Sennett [7], lui-même très explicitement référé au pragmatisme, montre une forte convergence entre les deux auteurs, bien qu’ils ne se citent guère. En outre, il dialogue avec Crozier, Boudon et Bourdieu (avec lequel il a divers échanges). Il prend aussi un grand intérêt à la sémiotique. Plus tard il se réfèrera beaucoup à Latour pour développer sa conception d’un « matérialisme socio-culturel ». Encore faudrait-il ajouter bien d’autres références, venues de la philosophie ou de la théologie, de la sociologie, de l’urbanisme…
Dans tout cela, quel est le principe de cohérence ? Pour autant que l’on puisse élucider ce qui est une sorte de « mystère Jean Remy », Il tient d’abord dans une conception de la complexité. Pour lui, le monde social est fait de plusieurs systèmes plus ou moins autonomes et en interaction les uns avec les autres. Cela implique une pluralité dans l’approche sociologique qui n’est pas simplement l’acceptation de la diversité des théories et des méthodes mais, pour lui, un élément central de toute méthode, d’où sa colère contre les simplificateurs, colère dont une des cibles favorites était René Girard. À partir de là, il élabore une série d’outils qui permettent de faire fonctionner cette pluralité. C’est le rôle que joue la notion de transaction, que lui-même situe comme un « paradigme méthodologique », pour faire simple une manière d’aborder les choses, et non un corps théorique.
L’hypothèse qui fonde ce paradigme se résume en une formule : pour lui, « la société » ce sont fondamentalement des acteurs qui ont des problèmes à résoudre, sous contrainte, dans des cadres sociaux structurants, mais dans des situations semi-aléatoires. Cela se duplique dans la posture du chercheur qui, lui aussi, va partir d’un problème à résoudre. Le plus souvent il est posé à partir d’un terrain, mais ce peut être également une question théorique. Le travail consiste alors à produire les outils qui vont permettre de répondre et ceux-ci ne sont presque jamais l’application d’une théorie, mais des constructions ad hoc qui pourront éventuellement être réutilisées, sans que cela soit un objectif premier. Ainsi Jean Remy a-t-il, seul ou en collaboration (notamment avec L.Voyé), élaboré tout un outillage opérationnel de la recherche qualitative en sociologie.
Il est des sociologues qui restent parce que leur questionnement est facilement transmissible et utilisable : l’analyse stratégique de Crozier se porte bien (mais qui a le courage de lire Le phénomène bureaucratique ?), l’approche de Bourdieu également. D’autres ont produit une œuvre dont la valeur « littéraire » ne se dément pas : on lit Wright Mills avec plaisir, même si l’on n’en fait pas grand-chose. Et les théoriciens dont les grandes machineries ne sont réellement maniables que par eux-mêmes sont vite oubliés. Jean Remy n’appartient à aucune de ces catégories. Il n’y a aucun sens à vouloir instituer une « pensée-Jean-Remy » car sa méthode nous apprend à nous questionner, mais ne nous souffle pas les réponses, et l’on ne peut tabler sur l’agrément de lecture qu’offre ses livres, aussi riches soient-ils et même quand il ne les a pas écrits seul. Le « bon usage » de son œuvre consiste sans doute à en mobiliser des fragments, par exemple, en cette période de confinement où beaucoup de citadins privilégiés ont fui vers les campagnes, à exploiter à fond le couple primarité/secondarité qu’il avait emprunté à Pierre Sansot et réélaboré à sa guise. Et ces pépites sont en grand nombre : à chacun d’entre nous d’orpailler. La situation présente (en ce mois d’avril 2020) invite également à apprécier la valeur de son approche du social : les débats sur la société (la mondialisation, la politique etc.) de demain font rage à partir de catégories englobantes ultra simplificatrices (avant/après) ou d’une vision unidimensionnelle du social. Remy peut nous aider à mieux prendre en compte la multiplicité des acteurs, la diversité des problèmes à résoudre, celle des contraintes et des cadres, le caractère nécessairement semi-aléatoire des situations, et celui fondamentalement processuel du social. Il ne s’agit pas alors de se réfugier dans le micro et de se désintéresser du reste, mais au contraire de se donner les moyens de penser le macro et les enjeux majeurs auxquels nous sommes confrontés dans leur complexité.
Il reste qu’avec lui une expérience de sociologie s’en va et que cela nous rappelle le destin de notre discipline. Celle-ci n’est pas un corps disciplinaire autonome et cumulatif dans lequel on circule tranquillement, mais une tentative « embarquée » (embeded) pour penser le social pour les acteurs sociaux dans des moments qui ne se reproduiront pas.
[1] Jean Remy, La ville phénomène économique, Bruxelles, éditions Vie ouvrière, 1966
[2] J’emploie cette expression à dessein : il est entré en urbanisme ou en aménagement urbain avant d’entrer en sociologie urbaine.
[3] Avec, en Belgique, un auteur comme Claude Javeau.
[4] Jean Remy et al., La transaction sociale. Un outil pour penser et dénouer la complexité de la vie en société, Toulouse, Éres, 2020.
[5] Et qui fut keynote speaker au congrès de l’AISLF à Rabat en 2012.
[6] Voir Jean Foucart, « La transaction sociale et le pragmatisme » in J. Remy et al., 2020, p. 411-433.
[7] Richard Sennett , Bâtir et habiter. Pour une éthique de la ville, Paris, Albin Michel, 2019 [2018].