Il m’est bien difficile d’exprimer l’émotion qui m’a saisi quand j’ai appris le décès de celui qui était plus qu’un collègue, plus même qu’un ami, un grand frère. Il y a soixante ans, au début de ma carrière sociologique, je commençais à me spécialiser dans l’étude du sous-développement, et c’était l’Afrique sub-saharienne qui m’attirait le plus. Bien vite, j’ai trouvé un grand essai intitulé La situation coloniale : approche théorique écrit par Georges Balandier. De là, j’ai découvert ses autres écrits africains, articulant dans un savant mélange théorie et faits empiriques, ce qui donnait au lecteur le sentiment de voir l’activité des hommes en plein cœur de l’actualité africaine. Lors de ma visite à Paris en septembre 1959, je l’ai rencontré dans un café proche de la Sorbonne. Après une longue conversation sur l’Afrique, la France, les États-Unis et je ne sais quoi d’autre, nous nous sentîmes devenir proches l’un de l’autre. Depuis cette rencontre, nous nous voyions chaque fois que j’allais à Paris, surtout plus tard pour des réunions et des colloques de l’AISLF avec la merveilleuse secrétaire de Georges Gurvitch, Yvonne Roux, qui fut « empruntée » pour l’AISLF par Balandier au Centre d’études africaines et aux Cahiers internationaux de Sociologie. Si Georges, après la mort de Gurvitch, est devenu le leader charismatique de l’AISLF, Yvonne en fut l’âme.
Un moment extraordinaire survint en 1971 lors du colloque de Hammamet. Tout marchait bien jusqu’à l’élection du nouveau bureau. Un sociologue Tunisien a provoqué un choc en annonçant qu’il avait offert le poste de président de l’’AISLF à un ministre et économiste tunisien, qui l’avait bien sûr accepté. Hurlements dans la salle ! Le bureau sortant, d’une seule voix, a approuvé l’engagement qui avait était pris. L’audience est devenu enragée, il s’en est fallu peu que l’AISLF n’explosât. Balandier, le seul qui pouvait prendre le micro en demandant le silence, a proposé une coupure d’une heure pendant laquelle chaque groupe national eut la possibilité de désigner son candidats pour un nouveau bureau, assurant ainsi des places pour le « Tiers Monde » qui n’avait jusqu’alors jamais eu de représentant au bureau. À une heure du matin, un nouveau bureau fut élu. Grâce à Georges, l’AISLF fut sauvée !
Georges Balandier avait une connaissance intellectuelle prodigieuse qui rappelait celle de Marcel Mauss mais, au contraire de ce dernier, Georges avait le goût, la motivation et la force de publier. D’abord, il publia ses contacts avec l’Afrique et ses analyses du sous-développement, de Afrique Ambiguë au Tiers-Monde. Il avait un don intuitif pour saisir les personnes qu’il rencontrait comme pour comprendre les changements culturels et psychologiques œuvrant au tréfonds du quotidien. Revenant an France après son expérience en Afrique, il a plongé son regard sur la modernité et la civilisation qui cachait le pouvoir et la politique. Il était sociologue mais autant ethnologue, toujours à la recherche de la vérité avant qu’elle ne devienne sclérosée. Il était grand orateur autant que grand écrivain. Chez Georges Balandier, il y avait toujours une vitalité créative, peut-être venue, sinon déclenchée, par son contact avec le surréalisme, qui le mettait en solidarité avec les jeunes.
Lire ou relire Georges, que l’on soit sociologue ou anthropologue, c’est se rajeunir. Voilà son legs !