Je connaissais Yvonne, depuis mon entrée à l’AISLF. Chaque manifestation, chaque colloque qui permettait notre rencontre renforçait une sorte de complicité à travers l’observation du théâtre constitué par le petit monde des congrès, des intrigues que les protagonistes se figurent discrètes, sinon secrètes ! Distanciation ludique qu’aimait prendre la Secrétaire Générale, devenue émérite, retrouvant ainsi la spontanéité d’une gamine enjouée.
Sans doute est-ce à Évora que cette convivialité fut la plus intense. J’y ai beaucoup fréquenté Yvonne qui regardait les autres (son monde, son association) plus qu’on ne la regardait... La chaleur la fatiguait mais elle se tourmentait plutôt pour les autres, pour ses proches qu’elle imaginait plus fragiles ; altruisme sans lequel ses responsabilités institutionnelles au sein de notre association et sa participation à la construction, à l’aventure d’une sociologie dynamique n’auraient guère eu de sens. Si nous n’étions déjà ensemble dans l’amphi, nous nous retrouvions à la sortie, en compagnie de Christiane Rondi et parfois de quelques amis se joignant à nous, pour aller déjeuner à l’ombre d’un parasol, sur la terrasse d’un restaurant à prix modique. Nous surplombions la rue en pente dans laquelle déambulait le flux des congressistes débouchant du grand portail de l’Université, presqu’en face de notre table. Peut-être étions-nous en « vitrine » et d’aucuns ne manquaient pas de nous saluer ou de nous interpeller, mais nous étions surtout au spectacle, observant, tout en nous restaurant et nous rafraîchissant, les stratèges de celles et ceux qui s’attendaient, s’évitaient, se retrouvaient.
Statut d’« observée/observatrice » convenant parfaitement à Yvonne, qui « zappait » alors à travers ses souvenirs, remontait jusqu’à son rôle auprès de Georges Gurvitch, établissait des similitudes et des comparaisons pleines d’humour entre les cohortes de sociologues qu’elle avait rencontrées, qu’elle avait aidées. Sans jamais tomber dans la trivialité, avec une réserve et une distinction qui, aussi, la caractérisaient, elle mettait en « perspective » tel ou tel penseur qui, soudain, devenait un homme avec ses qualités, ses défauts qu’elle ne jugeait pas. Le témoignage de l’initiée, imbriquée, impliquée dans l’histoire de la sociologie francophone (et des autres !) devenait l’analyse de trajectoires de pensées soumises au hasard des amitiés et des rivalités... Avec un humour critique, porteur de sagesse et de dérision, Yvonne proposait, à travers des réflexions matérialisées par des souvenirs de situations diachroniques ou synchroniques, une approche de l’histoire de l’AISLF et des théories qui y installent leur territoire, leur pouvoir. Elle affirmait sa filiation à Georges Gurvitch et à ses héritiers spirituels (Ledrut, Divignaud, Balandier, etc.) en réhabilitant, comme un palier nécessaire de l’analyse, la dialectique entre l’individuel et le collectif, la multiplicité des possibles susceptibles d’en émerger.
À la soirée de Gala j’ai valsé avec Yvonne… S’il existait une espièglerie sous le rôle de la secrétaire générale émérite, s’il existait une conscience féministe toujours présente dans le rapport aux « mandarins », sous l’apparente fragilité physique d’Yvonne, j’ai découvert une énergie fabuleuse. Retenons d’elle cette image d’un visage souriant dans la danse de la vie.